Une transmission exclusivement féminine

Nüshu, une spécificité féminine

L’écriture nüshu était une écriture exclusivement féminine. Si l’on trouve d’autres exemples d’écriture des femmes comme l’usage exclusif de certains caractères par les femmes en Corée et au Japon, ils sont de nature différente, car le nüshu (tel qu’on le connaît  sur papier et tissu jusqu’à sa redécouverte en 1950) n’était connu et utilisé que par et pour les femmes. Il n’était pas compris ni utilisé par les hommes, qui le considéraient comme subalterne.  

Yang Huanyi en parlait ainsi [1]  : « Les hommes n’étaient pas intéressés. Ils avaient les autres caractères et ils pensaient que les nôtres n’étaient pas importants. On n’aurait pas pu passer les examens impériaux avec le nüshu ni écrire des choses importantes. Certains hommes savaient reconnaître les caractères, mais comme on les brodait tout le temps, ils avaient décidé que ce n’était pas une chose importante. » Au-delà de ce cloisonnement, apprendre le Nüshu a été pour Yang Huanyi aussi une préférence et un choix : « Mon père voulait me faire étudier aussi les caractères chinois, mais je ne les aimais pas tellement : ce sont les caractères des hommes, et moi, j’aimais ceux des femmes. »

Le fils de Yang Huanyi,  He Yunxiang témoignait également : «  Peu importait que les hommes la voient, ma mère ne la cachait jamais ; mais je n’ai jamais connu d’hommes pensant que cela puisse être quelque chose d’important, même le contenu ne l’était pas, c’était des choses qu’elles chantaient entre elles, ou leurs propres affaires, parfois des histoires qu’elles inventaient. Je n’ai jamais pensé que cela puisse être une chose importante jusqu’au jour où on est venu de l’extérieur pour s’y intéresser. »

Un mode de transmission exclusivement féminin

L’écriture nüshu était transmise entre femmes, dans le cadre familial et amical. Les aînées enseignaient aux plus jeunes, la majeure partie de la transmission se faisant à l’intérieur des cercles de sœurs jurées, ou bien auprès des aînées dans le cercle de parenté en ligne directe. Mot à mot, phrase par phrase, pendant le temps libre de l’hiver. Si cet enseignement se faisait sans but lucratif, il donnait respect et prestige.

L’apprentissage se faisait entre treize et seize ans, on commençait à apprendre le nüshu, auprès de sa mère, sa grand-mère ou d’une autre femme qui le maîtrisait en dehors de la famille et qu’il arrivait alors de rémunérer même symboliquement.

Cet apprentissage se faisait par l’intermédiaire des chants, en les apprenant tout d’abord par coeur, la deuxième étape consistait à recopier leur transcription, et lorsque l’on savait écrire, on pouvait commencer à composer ses propres poèmes. Dans ce mode de transmission, chaque femme se forgeait sa propre histoire et ses propres souvenirs d’apprentissage. Cette méthode est encore utilisée aujourd’hui dans les écoles de nüshu du village de la Culture Nushu à Pumeicun dans le cadre de la sauvegarde et de la transmission institutionnelle.

Témoignage de Yang Huanyi[1] : « Ma tante, du côté de mon père, m’a appris à lire et écrire, elle me donnait des leçons ainsi qu’à d’autres filles. On allait chez elle, à l’étage supérieur, et elle nous lisait à voix haute une chanson, en la suivant sur un livre. C’était souvent des chansons que nous connaissions par cœur, c’étaient des chansons de Shangjiangxu. Certaines parlaient de la façon dont devaient se comporter les filles et c’étaient des chansons que nos mères nous chantaient aussi. Il y avait aussi d’autres chansons, mais qui ne parlaient toujours que de filles ou de femmes. Ensuite, on prenait le livre dans nos mains, et on commençait à chanter la chanson, en suivant les paroles des yeux. Quand on était capable de le faire assez bien, on prenait le stylo et on commençait à le copier, puis on écrivait aussi d’autres chansons et des lettres. Comme ça, on apprenait à écrire. Ma mère n’était pas intéressée, et mes sœurs non plus ; moi, oui, et personne ne fit d’objection. Quand j’étais jeune, il y avait plusieurs femmes dans chaque village qui savaient écrire le nüshu, et deux ou même trois d’entre elles donnaient aussi des cours. On étudiait chaque jour, jusqu’au moment où l’on était capable d’écrire toute seule. »

La transmission du nüshu de nos jours

Salle de classe du Village de la Culture nüshu

Aujourd’hui la transmission se fait dans les classes du Village de la Culture Nushu, ainsi qu’au travers de l’incitation des autorités à développer des initiatives dans les écoles de la région. Le diplôme de transmettrices est la garantie de conserver en même temps écriture et culture nüshu, mais il concerne peu de femmes. Des dictionnaires papier ont été édités, les premiers répertoriaient les nombreuses variantes qui existaient entre les transmettrices, ainsi que les figures de style propre aux textes en nüshu. Pour l’utilisation par des calligraphes de l’écriture nüshu, il existe aujourd’hui des dictionnaires chinois-nüshu, mais ils tendent vers une standardisation des caractères qui a conduit à en éliminer la moitié. Après des années de recherches, des classifications les plus récentes utilisent les technologies informatisées pour proposer des caractères numériques. (à venir, rubrique sur les dictionnaires).


[1] in Sala, 1995, p.56.