La coutume des sœurs jurées

Jiebai zimei 結拜姉妹

Une autre particularité sociologique était la coutume des sœurs jurées. A partir de 10 ans, une jeune fille pouvait se choisir une ou plusieurs sœurs jurées. Elles se juraient officiellement une amitié éternelle, et vivaient comme deux sœurs de sang, à travers ce lien étroit et exclusif qui ressemblait à un mariage, que les familles devaient approuver. Ces sœurs jurées, une fois que le mariage de l’une d’elle les avait séparées, pouvaient entretenir une correspondance afin de rester en contact. Ce rôle de passerelle a été essentiel dans le processus de diffusion de l’écriture nüshu, et nous donnerons ci-dessous une illustration de l’importance du lien dans le désir d’écriture :

 « Ecrire a quelque chose à voir avec se taire. Ecrire, c’est cacher un message, le confier à une mémoire extérieure qui ne fait pas de bruit, qui ensevelit les mots, comme endormis, dans une attente, réservés à celui qui saura les trouver parce qu’il connaîtra le code pertinent pour les faire revire. Toute écriture a donc deux faces, une face énigmatique déployée dans le seul visible, une face lisible tournée vers ceux qui savent.[1] »

On retrouve cette idée de lien à maintenir entre une communauté de femmes dans les légendes de la création du nüshu évoquées ci-dessus, où il est question d’une jeune femme envoyée à la cour de l’Empereur qui invente cette écriture pour pouvoir correspondre en secret avec les amies de son village. D’après Lu Xixing[2] , cette coutume était très vivace :

 « Le système des relations entre sœurs jurées était très vivace avant la Libération, et devint ensuite une question très sensible, mais il avait en fait complètement disparu après le mouvement politique de l’ouverture. Ce type de relations existait à Jiangyong, où il était très en vue. Les sœurs jurées constituaient des groupes inséparables. La cérémonie du serment était codifiée, on s’offrait des cadeaux,  il y avait des éventails, des mouchoirs et des cahiers écrits en nüshu dont le contenu concernait le sens et les attentes du serment. Après le serment, on s’apprenait mutuellement le nüshu, il servait à écrire ses sentiments, ou on l’enseignait, on organisait des réunions de chants, des fêtes d’anniversaire, on se félicitait mutuellement en s’offrant des œuvres en nüshu.

Gao Yinxian 高银仙 par exemple, à Puweicun, venait de Gaojiacun 高家村 dans le xiang de Shangjiangxu ; avant son mariage, elle avait six sœurs jurées qui comprenaient le nüshu. On employait surtout le nüshu pour s’envoyer des nouvelles, c’était le vecteur essentiel pour communiquer ses sentiments et sa pensée entre sœurs jurées. He Xijing 何西静, du village de Baishuicun 白水村, raconte que lorsque l’une de ses sept soeurs jurées se mariait, les autres lui offraient des mouchoirs et des éventails portant de l’écriture nushu. Si l’une d’elles n’était pas heureuse, elle écrivait en utilisant le nushu et la lettre faisait le tour des sœurs jurées. Lorsqu’elles l’avaient lue, elles lui répondaient de la même façon pour la réconforter. »

La correspondance entre sœurs jurées

Les lettres de correspondance entre soeurs jurées (jiemei 姐妹 ) retrouvées possèdent, au-delà de leur valeur en tant que corpus d’étude linguistique, une valeur ethnologique, car ce sont de véritables récits de vie des femmes de la région et de leur condition. Elles mettent à jour la parole des femmes et l’histoire racontée par celles qui la vivent. Elles possèdent à ce titre une haute valeur symbolique et historique différentes de celle des romans ou légendes.

天下妇女姊妹一家

Une étonnante pièce de monnaie marquée des mots “天下妇女” ( les femmes sur la terre) et “姉妹一家” (les sœurs forment une famille) écrits en nüshu a été retrouvée à Nanjing. Elle date de l’époque des Taiping Tianguo (voir mon mémoire Etudes 2005).

天下妇女 姊妹一家 gravé sur une pièce en nüshu

[1] L’aventure des écritures, p.184.

[2] Lu Xixing, 2003, p.203-204. (Voir mémoire Etudes 2005)