L’appropriation de l’écriture
Etude linguistique du nüshu
Une écriture parmi d’autres
Le nüshu s’inscrit dans le contexte général des langues et écritures du monde. Il existe 6800 langues qui se répartissent dans plus de 220 pays, elles sont inégalement réparties et 96% des langues au monde ne sont parlées que par 4% de la population mondiale. Il existe quelque 200 écritures et des langues n’ont pas de transcription écrite. Une écriture peut aussi noter plusieurs langues. Le nüshu se situe précisément dans le contexte des langues et écritures de Chine, marqué par une grande diversité linguistique. Le groupe sino-tibétain est divisé en deux grandes familles : les langues tibéto-karens (ou tibéto-birman) et les langues hans, communément qualifiées de chinoises ou sinitiques. Le chinois regroupe sept langues (ou groupes dialectaux), qui se distinguent principalement par leur prononciation et, dans une moindre mesure, par leur lexique et leur grammaire : le mandarin 官话 majoritaire, le wu 吴方言, le min 闽方言, le yue 粤方言 ou cantonais , le kejia 客家方言 ou hakka, le gan 赣方言, le xiang 湘方言 parlé dans le Hunan. 24 dialectes différents sont concentrés dans le sud-est du pays. Le mandarin est la langue officielle et compte quatre variantes. A cela s’ajoutent les langues des 55 minorités nationales chinoises.
La Chine s’est dotée d’une écriture officielle, objet de standardisation et outil du pouvoir politique (depuis l’unification des Qin (IIe siècle av.JC) jusqu’aux politiques linguistiques de standardisation de la RPC). Cette écriture des sinogrammes est utilisée pour plusieurs langues (ou dialectes), y compris en dehors de ses frontières (ex : pour le japonais). Mais il a existé ou existe d’autres écritures de Chine. Dans l’histoire, il a existé une floraison d’écritures antiques régionales, avant la standardisation sous les Qin, on trouve des écritures apparentées comme les anciennes écritures tangout, khitan et joutchen (ancien mandchou)[1]. On trouve aussi des écritures dialectales, des syllabaires : syllabaires lolo, l’écriture Yi (tibéto-birmane) qui est un syllabaire existant depuis l’époque Ming que seuls les prêtres Yi avaient le droit d’apprendre, le syllabaire indien koutchéen utilisé sous les Tang. L’écriture Zhuang (groupe thaï-yao-miao) par exemple, mélange les sinogrammes empruntés pour leur sens et les sinogrammes empruntés pour leur valeur phonétique mais les modifie graphiquement selon le sens qu’a le son transcrit en Zhuang (époque Qing). L’écriture Dongba – Naxi, inventée par le roi Moubao Azong au 13ème siècle, était utilisée exclusivement par les Dongba (chamanes) pour la récitation des textes rituels lors des cérémonies religieuses. 22 des minorités nationales (Mongols, Tibétains, Ouigours) ont développé leur propre écriture (qu’ils utilisent le chinois, des caractères apparentés au chinois, l’alphabet latin, ou d’autres alphabets). On a aussi utilisé en Chine des alphabets indiens et occidentaux. De nombreuses tentatives d’alphabétisation du chinois ont eu cours dans l’histoire, le pinyin étant la transcription officielle en alphabet latin adoptée par la RPC dans les années 1950, qui sert aussi massivement comme code d’entrée pour l’informatisation du chinois.
Le sud-ouest de la Chine est une zone de mosaïque de populations et de dialectes. Dans la province du Hunan, dans les vallées reculées de Jiangyong, les populations sont métissées entre les Han et les Yao (groupe yao-miao sino-tibétain). La situation linguistique locale est très compliquée, il existe trois dialectes, le xinan guanhua 西南官话,répandu dans le district, le tuhua 土话 chez les Han et les Yao des plaines, la langue de la minorité Yao yaoyu 瑶语 dans les régions de montagne. Le parler de Jiangyong suit le cours de la rivière Xiao 消 et de la rivière Tao 桃 et se divise en deux variantes (桃川话 taochuanhua,消江话xiaojianghua). Chaque petit village a ses propres variations. D’après les études des linguistes sur les dialectes de la région, il existe 20 initiales, 30 finales, 5 à 7 tons, 400 syllabes, en rapport avec les états anciens de la langue chinoise dans le lexique et la prononciation, et le dialecte de Jiangyong possède des traits des autres langues des minorités de la région sud, il est donc classé parmi les dialectes locaux du chinois (汉语方言土话 hanyu fangyan tuhua)[2]. Les femmes de Jiangyong parlent un dialecte local, le chengguantuhua 城关土话, variante du mandarin, syllabique à tons, qui compte un total évalué à 1480 sons[3]. Les femmes ont utilisé pour transcrire les sons de leur dialecte un système d’écriture particulier.
Les caractères nüshu
L’écriture nüshu ressemble aux caractères de l’écriture régulière chinoise, les sinogrammes, elle s’écrit en caractères et elle est syllabique mais elle s’en distingue sur plusieurs points[4]. Ils ont une forme en losange, différente du carré où s’inscrivent les sinogrammes de « l’écriture régulière ». Les traits sont fins, effilés, et c’est pour cela qu’on l’a aussi appelée « écriture de moustique ». On compte 1800 caractères environ avec les variantes. L’écriture s’écrit de droite à gauche et de haut en bas. L’écriture nüshu n’utilise pas les huit traits[5] traditionnels de l’écriture régulière chinoise. Quatre d’entre eux : le trait horizontal heng 横, le trait appuyé na 捺 (descendant de gauche à droite), le crochet gou 狗 et le trait jeté zhe 折 (descendant, de droite à gauche) ne sont pas utilisés mais on utilise le trait vertical shu 竖, le point dian 点 (segment très court) et le trait incliné xiehua 斜画, le point arrondi dian 点et le trait arqué hubi 弧笔 lui sont spécifiques. L’écriture comporte comme les sinogrammes des caractères simples (dutizi 独体字) et des caractères composés (hetizi 合体字)[6]. Graphiquement, elle présente des structures parallèles gauche/droite, supérieur/inférieur, et de nombreuses structures symétriques (15% du total[7]), par rapport à un axe (zhouduichen 轴对称) ou un centre (zhongxin duichen 中心对称). Les caractères nüshu les plus uniques sont ceux créés par symétrie autour d’un centre. L’écriture comporte de nombreux caractères homophones et c’est le contexte qui donne le sens. On trouve aussi une polyphonie de certains caractères. Les femmes avaient une grande liberté pour choisir les caractères homonymes, ce qui a donné lieu à beaucoup de variantes. De plus, ne pas répéter les caractères donnait de la valeur au texte.
L’appropriation des sinogrammes
Le nüshu a emprunté les sinogrammes pour leur valeur phonétique, selon différents processus qui se combinent entre eux : – en les déformant en losange par le biais de l’outil de la broderie ; – en les inversant; – en ajoutant ou retranchant des traits et des points, selon l’usage de transformation de l’écriture répandu pour d’autres écritures dialectales ou des écritures réservées à des corporations[8]. Les autres caractères ne rentrant pas dans ces classements ont donné lieu à différentes interprétations :
– qu’ils aient pu être des persistances d’anciennes écritures locales conservés dans les motifs de la broderie ;
– des réminiscences d’anciennes écritures antiques, comme les caractères apparentés ou imités des premiers caractères divinatoires chinois écrits sur carapaces de tortue, les Jiaguwen ;
– des caractères inventés ou complètement transformés par les femmes pour la beauté esthétique par leur savoir-faire de brodeuses, notamment les caractères symétriques qui sont les plus beaux parmi les caractères nüshu.
Les femmes de Jiangyong, rurales et sans éducation, ont utilisé les caractères de la culture dominante pour leur valeur phonétique et les ont simplifiés graphiquement afin de se les approprier pour leurs besoins spécifiques et très ciblés, réservés à leur cercle restreint.
Certains caractères ont aussi été empruntés plus récemment des caractères simplifiés. Enfin, un pourcentage de caractères semble venu des schémas traditionnels de la broderie qui pourraient avoir conservé les signes d’anciennes écritures.
En se recomposant dans les caractères nüshu, certains caractères ou composants de sinogrammes perdent leur valeur sémantique, et deviennent un élément graphique commun à un groupe de caractères nüshu. Certains caractères ou composants de sinogrammes deviennent ainsi des composants phonétiques, que l’on retrouve dans des groupes de caractères nüshu de même prononciation ou de prononciation proche. Des sinogrammes simples ou des composants deviennent en nüshu ce que l’on peut appeler des clés phonétiques, témoins d’un processus d’ergonomie de l’écriture. Il s’agit d’un véritable pas en avant vers la phonétisation, rendue possible selon Zhao Liming (9) par le nombre limité de caractères utilisés : un peu plus de 1000 caractères sont utilisés pour 400 syllabes. Même si ce processus est imparfait et partiellement inachevé, l’écriture comporte de nombreuses variantes et elle conserve la fantaisie personnelle dans le choix entre homophones, « cela n’affecte pas le caractère fondamentalement phonétique de l’écriture nüshu, (…) un caractère égale un son ou un son proche et peut avoir plusieurs sens ».
Pour conclure sur les caractères nüshu…
Les femmes de Jiangyong, privées des moyens de laisser trace, ont trouvé les voies de l’écriture dans le contexte linguistique chinois. Dans un souci d’adaptation à leurs besoins socioculturels, elles ont utilisé les caractères pour leur valeur phonétique en la mixant avec des éléments culturels forts de la broderie traditionnelle locale, elle-même support ayant conservé d’anciennes écritures, elles en ont simplifié et réorganisé graphiquement les traits en les esthétisant à leur manière féminine et selon leur savoir-faire de brodeuses. Dans un souci d’ergonomie linguistique et de facilité de mémorisation, mais aussi parce que cela correspondait à leur culture orale, elles ont phonétisé des groupements de caractères avec ce qu’on pourrait appeler des clés phonétiques. Ainsi, les femmes ont élaboré une écriture qui est restée souple pour les besoins de cercles restreints et fermés, porteuse de l’originalité de chaque scribe par les variantes des traits ou les homophones choisis, une écriture vivante. Les brodeuses de Jiangyong ont ainsi réussi à créer un système d’écriture phonétique adapté à leurs besoins et reconnu comme un savoir digne d’être transmis.
[1] Voir à ce propos Vandermeersch, « Ecritures apparentées à l’écriture chinoise », Etudes sinologiques, 1994, p.299-313.
[2] Sur la complexité des dialectes locaux, voir Zhao Liming, « 汉字与女书 » in 中国汉字文化大观,何九鼐,胡双宝,张猛,北京大学出版社,1995, 2ed. 96, p.116.
[3] Site Endo Orié.
[4] Voir mémoire de maîtrise, « Nüshu, l’écriture des femmes de Jiangyong », Inalco, 2005, p.53-67.
[5] Alleton, 1970, p.26-27.
[6] You Rujie游汝杰, 2004, p.210.
[7] Lu Xixing, 2003, 女书的形体,p.207-209.
[8] François Thierry, « Codes et écritures cachées dans la tradition chinoise », in l’Aventure des Ecritures, 1997, p.195-197.[9] Processus d’appropriation des sinogrammes. Zhao Liming, « 汉字与女书 » in 中国汉字文化大观,北京大学出版社,1995, 2ed. 96, p.117-120.