« La transmission du nüshu : les voies de l’écriture, l’écriture de la voix »

TOME II : 女书的流传:文字之路,录之文字 mémoire de Master II, Inalco, 2007, Martine Saussure-Young

à nouveau disponible à la Bibliothèque universitaire des Langues et Civilisations BULAC, 65 rue des Grands Moulins, Paris 13em. Lien direct BULAC et lien vers notice SUDOC

Photo prise en 2007 au Village de la Culture nüshu de Jiangyong
La transmettrice Hu Meiyue entonnant un chant nüshu traditionnel écrit au tableau.

RESUME

Le nüshu 女书 ou « écriture des femmes », est un système d’écriture particulier, utilisé et transmis entre les femmes uniquement, dans une région reculée du sud-ouest de la Chine, le district de Jiangyong, situé au sud de la province du Hunan. Très populaire sous la dynastie des Qing (1644-1911), avec comme fer de lance le village de Shangjiangxu où 70% des femmes le chantaient et l’écrivaient, sa zone de diffusion s’étendait dans une vingtaine de villages environnants unis avec lui par des liens maritaux. Cette écriture a été redécouverte dans les années 50 par un chercheur Zhou Shuoyi, mais prise dans les aléas de la révolution, elle a été rejetée et ce n’est que dans les années 80 avec la réouverture de la Chine qu’elle a été redécouverte par les chercheurs chinois et étrangers, l’écriture a été étudiée et répertoriée et la culture et l’écriture nüshu ont fait l’objet de mesures de sauvegarde et de diffusion.

Le nüshu a constitué une sociographie traditionnelle. L’écriture nüshu était le vecteur identitaire d’une culture féminine locale spécifique, centrée autour de la broderie et des chants, dans un contexte sociologique de métissage entre les ethnies Yao (minorité ethnique du sud de la Chine) et l’ethnie Han (chinoise) dominante politiquement. Elle a servi à transcrire les chants des femmes, leurs légendes traditionnelles, à écrire des poèmes et des vœux pour le temple. Les femmes l’utilisaient sur tissu alliée à la broderie : sur des ceintures traditionnelles, des mouchoirs, des chaussons, de vêtements. Sur papier : elles l’écrivaient sur des éventails, des livrets de mariage et l’utilisaient entre elles pour la correspondance. A ce titre, elle a consigné la voix des femmes qui y relataient sous une forme poétique des fragments de récits de vie souvent douloureux, ces textes constituant  la « petite histoire » des brodeuses de Jiangyong.

Le nüshu était intrinsèquement lié à l’organisation sociale et aux relations entre les femmes de la communauté, il était pratiqué au sein des cercles des « sœurs jurées » (jiebai zimei) lors des réunions de nügong, l’artisanat de travaux d’aiguilles et à l’occasion de fêtes traditionnelles ou religieuses et des mariages avec la remise des livrets du 3ème jour (sanzhaoshu). Cette pratique sociale a été porteuse de l’identité féminine et renforçait l’identité communautaire dans ses origines Yao, ethnie où la broderie avait une valeur sémantique.  Les femmes n’avaient pas accès à l’écriture réservée aux hommes, elles avaient les pieds bandés et étaient soumises au mariage arrangé, mais elles bénéficiaient d’une relative liberté des femmes commune aux ethnies de la Chine du Sud-Ouest, et d’une reconnaissance de leurs talents d’écrivaines et de conteuses à l’intérieur du cercle féminin.

Apprendre le nüshu par le chant
Quatre transmettrices chantant un texte en nüshu

Le nüshu peut être qualifié de littérature orale. Ici, l’oral a servi la transmission de l’écrit, et réciproquement, l’écriture a servi la culture orale. Le nüshu est une écriture de la voix et il existe bon nombre de problématiques communes entre la littérature orale et du nüshu. Le nüshu s’inscrit dans une civilisation de l’écrit où, malgré une tradition initiatique orale, la littérature orale et les formes variées qu’elle a pris en Chine n’est pas valorisée. Le nüshu partage les classifications de la littérature orale : les différents genres littéraires, les thèmes, la performance, la variabilité des contes, le rôle initiatique des œuvres, le statut des textes, les notions de fidélité à la tradition ou de création. Une grande partie du nüshu appartient au genre des chants de travail, dits entre femmes, qui ont servi de support à l’apprentissage de l’écriture féminine. Les thèmes du nüshu tournent autour du mariage, de la douleur, de l’amour. Les œuvres peuvent servir d’initiation pour le passage des jeunes filles vers un statut marital, elles véhiculent au sein d’une minorité ethnique la tradition dominante, confucianiste ou bouddhiste, à travers sa confirmation ou à travers sa transgression. En situation de performance ou sous forme de transcription écrite, le nüshu est une pratique qui permet de tisser des liens sociaux et identitaires, porteuse d’une culture minoritaire. Sa spécificité réside dans le fait que les chants et l’écriture sont intimement liés dans la transmission et dans une transcription en littérature écrite qui utilise une écriture particulière. Elle bénéficie de sa propre écriture qui peut être qualifiée d’écriture orale.

Le nüshu a eu un usage doublement partiel : sociographie délimitée à un corps social féminin, et écriture d’un genre littéraire poétique. Elle était l’écriture de deux genres dominés : une écriture de femmes, une écriture de littérature orale. Le but de cette écriture est ici restreint et ciblé. Cette constatation fonde la valeur du nüshu, en même temps que ses limites. Elle est une écriture sublimée, poétique, confidentielle. Les femmes ont créé, dans un contexte sociologique particulier, une société poétique autour du nüshu.

L’écriture nüshu est utilisée pour noter le dialecte local, le chengguan tuhua, variante du mandarin, ses caractères syllabiques ressemblent aux sinogrammes mais s’en distinguent par leur forme en losange, leurs traits, leur structure. Les femmes privées d’écriture se sont approprié des sinogrammes composés majoritairement de composants phonétiques et sémantiques, en les utilisant pour leur valeur phonétique, et en les simplifiant et en les transformant par le biais de la broderie, qui avait chez les Yao une valeur sémantique et véhiculait par ailleurs les signes d’anciennes écritures régionales. Elle est donc une écriture parmi d’autres dans le contexte général des écritures, de leur création et de leur développement, qui s’est approprié des caractères dans un processus de phonétisation, avec la particularité esthétique de l’outil de la broderie. Mais elle a été classée comme particulière, car elle est une écriture dialectale face à une écriture dominante, une écriture phonétique au pays du visuel et une écriture de femmes.

Dans le contexte des langues et écritures chinoises, d’une grande complexité, dominé très tôt dès Qinshihuangdi par une écriture et une langue officielle, elle est une des nombreuses écritures dialectales, traditionnellement peu valorisées, et elle sort de la norme de l’écriture du pouvoir. Elle pose la question de la phonétisation des écritures, et a été analysée dans l’ombre du mythe de l’idéographie, où la langue graphique des origines, les premiers caractères des Jiaguwen (dynastie Shang -1700-1040 av JC), prime dans les représentations sur son évolution continue vers l’idéophonographie. Aux prises avec les différentes théories grammatologiques qui ont eu cours à différentes époques, ainsi qu’à l’appréciation hiérarchique qu’elles ont portée sur la part visuelle et orale des écritures, ce mythe de l’idéographie de l’écriture chinoise a été l’objet de représentations antagonistes. Que l’on magnifie son aspect sémantique comme un accès direct au sens, ou qu’on l’accuse d’être responsable de l’arriération de la Chine au début du 20è siècle, l’image de la première écriture sacrée de la divination s’est imposée dans les représentations, interrogeant l’influence du religieux dans les représentations de l’écriture.

Située dans sa sphère d’influence, ces mythes ont rejailli sur le nüshu, notamment à travers la recherche des origines et la recherche d’un caractère sacré ou, ce qui en demeure, d’un caractère magique. La question de la création du nüshu a donné lieu à des controverses. Généralement considérée comme un code écrit créé par les femmes sous les dynasties Ming ( 1368-1643) ou Qing (1644-1911) à partir des sinogrammes, imités et transformés, et des décors traditionnels de la broderie Yao, on a aussi recherché des liens avec les premiers Jiaguwen. à cause de la similitude de certains caractères pictographiques. On assiste à des débats sur l’origine chinoise par rapport aux origines yao, et l’on retrouve des légendes mythiques ou magiques sur le sujet, notamment sur l’influence des caractères sorciers dans la création du nüshu.

Le nüshu est aussi classifiée comme une écriture de femmes, désignée sous ce terme nüshu, par opposition au nanshu ou « écriture des hommes » (l’écriture régulière chinoise des sinogrammes). Elle est considérée par certains chercheurs comme une revendication sociale et identitaire par rapport à la domination des hommes. Pourtant, une découverte de 2005 a remis en cause son caractère essentiellement féminin, lorsque des inscriptions en nüshu ont été retrouvées gravées sur une pierre, sur un pont datant des Song (960-1206) situé sur une importante route militaire à 150 km au nord de Jiangyong. Cette découverte confirme la datation transmise par les légendes et tend à prouver que le nüshu aurait pu être une écriture publique aux alentours de l’an 1000 et dépasser le cadre privé du monde féminin.

Si les femmes de Jiangyong avaient trouvé les voies d’une écriture servant à leur littérature orale, en l’utilisant dans les cercles de sœurs jurées en tant qu’écriture de la voix, et créé au sein de leur monde rural un univers de poésie autour du nüshu, le patrimoine grapho-culturel qu’elles ont légué aux générations futures est aux prises avec les nouvelles données sociologiques du 20e et 21e siècles et la question de son devenir est maintenant posée.

Confronté aux changements sociologiques, à l’accès des femmes à l’écriture officielle, puis aux aléas de la Révolution chinoise après 1949 avec la destruction de ce qui avait trait au passé, le nüshu était en état de disparition. Redécouvert par des chercheurs chinois et mis sous les projecteurs internationaux en 1983, le nüshu a fait l’objet de programmes publics de recherche et de sauvegarde. Un village de la culture nüshu a été construit à Jiangyong en 2001, offrant une salle d’exposition d’œuvres traditionnelles en nüshu, des démonstrations de nügong, de chants traditionnels, la vente d’artisanat, ainsi que des classes d’enseignement de l’écriture le week-end. Il a été relayé par le privé, un second village a été ouvert en 2003 à Yichang au Hubei. De nombreuses initiatives de recherche et de diffusion ont vu le jour ces dernières années : colloques scientifiques, symposium international, publication de dictionnaires et de recueils, expositions d’art. Le nüshu, objet culturel de recherche scientifique, est devenu parallèlement une source de développement économique, et son devenir comporte aujourd’hui le risque de sa folklorisation à travers les activités touristiques. Si l’écriture est sauvegardée aujourd’hui et enseignée, la culture nüshu a plus de mal à perdurer en dehors des cercles de sœurs jurées. Dans le contexte d’un tourisme qui se développe avec l’assentiment des autorités et qui en même temps prodigue des revenus pour la conservation du nüshu, l’altère ou la préserve selon l’opinion de ceux qui observent le phénomène, le nüshu présente aujourd’hui les caractéristiques d’une néo-oralité à travers la mutation contemporaine.

Autrefois transmise entre les femmes, sa diffusion est devenue une transmission institutionnelle. Son authenticité est confrontée à son évolution à travers les nouvelles créations ; le changement de la nature de sa transmission, son appropriation et son utilisation par les nouvelles générations sont des problématiques qui passent par une volonté politique.

Les acteurs de la recherche soulèvent aujourd’hui le problème de la rareté des corpus d’études, et du maintien de leur authenticité face au développement des caractères nüshu qui n’appartenaient pas aux corpus traditionnels, démontrant une nouvelle exigence de standardisation dans la transmission du nüshu. Les autorités locales, tout en se tournant résolument vers une diffusion internationale des ressources scientifiques, ont orienté la sauvegarde vers une préservation des corpus anciens, une protection de l’environnement naturel du site de Jiangyong, et soutiennent la diffusion de la culture à travers l’enseignement des chants et danses traditionnels nüshu dans les écoles de district.

Le mémoire de maîtrise soutenu en 2005, intitulé « Nüshu, l’écriture des femmes de Jiangyong (Hunan, Chine) » avait permis d’étudier les différents aspects d’un sujet très complexe et interdisciplinaire, d’en explorer les contextes sociologiques, historiques et linguistiques et d’aborder la question de ses origines, de sa sauvegarde et de son avenir. Ce mémoire de DEA se situe dans le prolongement de cette approche kaléidoscopique et a été l’occasion d’approfondir les connaissances sur le sujet, notamment les aspects liés à la littérature orale et aux représentations des écritures.

Les questionnements qui restent à poser concernent la préservation du nüshu, les problèmes de la néo-oralité, et surtout la nature de sa transmission actuelle, donc la problématique de son avenir, aspect peu analysé jusqu’ici par les chercheurs. Ses modes de transmission actuelle permettent d’envisager le nüshu dans une perspective de l’ethnologie du vivant, en prenant en compte les représentations et les enjeux qui sont partie prenante de sa réalité moderne et internationalisée.

L’environnement large de la transmission de l’écriture et de la culture nüshu pose à présent des interrogations sur la nature de sa préservation et de la folklorisation actuelle, dans ses différents lieux de diffusion : à Jiangyong dans les classes d’enseignement institutionnel du Village de la culture nushu, à Yichang plus touristique, dans le cercle des acteurs de la recherche (Centre d’étude de la culture nüshu de Wuhan, Bureau de la Culture nüshu de Jiangyong, centres de recherche des universités chinoises concernéees) et dans la sphère informatique de la documentation et des données chiffrées sur Internet.

L’apprentissage de l’écriture et les pratiques didactiques, les motivations des élèves et des transmettrices, les utilisations visées de ce savoir, ainsi que les représentations de l’écriture et de la culture nüshu véhiculées par les actrices – et aujourd’hui aussi les acteurs – de la transmission ont-ils changé et dans quelle mesure?

La transmission institutionnelle du nüshu prend-elle en compte au début du XXIe siècle toutes ces dimensions linguistiques et culturelles? Sa diffusion sur le net est-il en train de les modifier, de les atomiser ou bien de les développer ?

En conclusion, le nüshu est aujourd’hui sorti de l’intimité où il avait fleuri. Il reste à observer les nouveaux interstices où les femmes de Jiangyong sauront développer, avec le soutien institutionnel ou à travers les nouvelles technologies, les moyens de son adaptation au monde moderne et à ses impératifs, et le faire évoluer vers des usages renouvelés.


Mémoire de 120 pages, articles, études, illustrations et références. 2006. Sous la direction de Joël BELLASSEN. Déposé à la bibliothèque de l’INALCO.

(à nouveau disponible à la lecture à partir de mai 2024 à la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations BULAC, 65 rue des Grands Moulins Paris 13. Lien Bulac

Utilisation des textes soumise à l’autorisation de l’auteur. Contact : martinesaussure@yahoo.fr

Auteur : Martine SAUSSURE-YOUNG,  7 rue du Soleil Levant 94250 GENTILLY