« Nüshu 女书, l’écriture des femmes de Jiangyong »

TOME 1 : 江永女, Mémoire de Master 1, Inalco, 2005, par Martine Saussure-Young

Mémoire à nouveau disponible à la lecture à la Bibliothèque Universitaires des Langues et Civilisations Orientales BULAC, 65 rue des Grands Moulins, Paris 13e (Lien direct BULAC Site www.bulac.fr et Lien vers répertoire SUDOC site Sudoc notice)

Mouchoir ancien en nüshu
Ecriture nüshu sur tissu

RESUME : 女书  :  中国湖南省江永县女性文字  (江永女書)

Redécouverte grâce à un homme, Zhou Shuoyi, dans les années 50 dans le district de Jiangyong dans une région reculée du sud du Hunan en Chine où les populations d’origine Han et Yao étaient métissées, « l’écriture des femmes » ou « nüshu » en chinois, a dû attendre 1982 pour être mise sous les projecteurs. Depuis, elle a suscité l’intérêt des ethnologues et des linguistes chinois et étrangers et a donné lieu à plusieurs hypothèses quant à son origine. Qu’est-ce que le « nüshu » et à quelles conditions a-t-il existé ? C’est une écriture syllabique, basée sur le dialecte local, utilisée sur un territoire limité et selon la thèse qui était la plus répandue, majoritairement inspirée des caractères chinois qu’elle a empruntés pour leur valeur phonétique. Les corpus retrouvés, bien qu’en nombre restreint, montrent qu’elle servait depuis l’époque de la dynastie Qing[1] à transcrire les contes et les chants des brodeuses ainsi que leurs récits de vie, à entretenir une correspondance entre des « sœurs jurées », à écrire des livrets de mariage et des vœux pour le temple. Elle était populaire autour du village de Shangjiangxu et s’étendait dans d’autres villages à travers le réseau des mariages. Sous forme de poème, elle permettait aux femmes de se raconter leurs vies, de parler de leurs sentiments, de se faire des confidences. Ecriture à transmission exclusivement féminine, elle a servi de passerelle de communication entre les femmes, à une époque où les femmes n’avaient pas accès à l’écriture chinoise officielle. Malmenée pendant les années révolutionnaires et taxée de « vieillerie », elle a perdu son usage social et était en danger de disparition.

Grâce aux efforts de sauvegarde entrepris par les autorités publiques, relayée par le privé auquel elle amène une occasion de développement économique, elle a été préservée, répertoriée, analysée et elle est à nouveau localement enseignée. Elle donne lieu à de nouvelles créations et est objet de tourisme, avec un risque de folklorisation, ce qui pose en même temps la question de son authenticité, du changement de nature de sa transmission et de son évolution, mais par là même, lui redonne une nouvelle vie.

[1] Dynastie mandchoue des Qing (1644 – 1911)


Martine Saussure-Young avec les transmettrices nüshu
Dans la salle de classe au Village de la Culture nüshu

En savoir plus…

Le Nüshu est une écriture utilisée et transmise entre les femmes uniquement, basée sur la culture féminine locale de Jiangyong, dont l’écriture a été le vecteur dans un contexte sociologique spécifique. 

Une écriture féminine :

Le Nüshu, est d’abord une écriture, utilisée par les femmes uniquement, sur un territoire délimité dans le district de Jiangyong, autour du village de Shangjiangxu, dans une région reculée du sud du Hunan, au sud-ouest de la Chine. Il s’agit d’une région où les populations d’origine Yao ont été métissées (depuis 600 ans) avec la population Han. Cette écriture est basée sur le dialecte local, (le chengguan tuhua), qui est une variante du mandarin, (le xiangnan). Cette écriture était transmise entre les femmes uniquement, et utilisée dans le cercle des brodeuses de Jiangyong. Elle est écrite sur papier et tissu. Elle servait à transcrire leurs chants, les légendes, à écrire des vœux pour le temple sur des éventails ou des chaussons, à écrire des vœux de mariage, et à écrire des lettres de correspondance entre femmes.

C’est une écriture qui ressemble aux caractères chinois, mais elle s’en distingue sur plusieurs points. Elle a une forme en losange (différente du carré où s’inscrivent les sinogrammes de « l’écriture régulière »). Les traits sont fins, effilés, et c’est pour cela qu’on l’a aussi appelée ‘écriture de moustique’. C’est une écriture syllabique, (majoritairement) ‘phonétique’ car elle transcrit les sons du dialecte local, elle est écrite sous une forme poétique, en sentences de 7 caractères. Elle compte de nombreux homophones. La grande majorité des corpus retrouvés date au plus tôt de trois générations, (c’est-à-dire depuis la fin des Qing). 1/3 des caractères sont des caractères chinois, notamment les pictogrammes transformés par le biais de la broderie. 2/3 sont des caractères inventés, par ajout ou soustraction de trait ou point, il existe des caractères simples et composés, des structures parallèles et des caractères symétriques autour d’un axe ou d’un centre qui n’existent dans aucune autre écriture et dont certains sont très beaux. 2 traits (l’arc et le point rond) n’existent pas dans les sinogrammes.

Une culture spécifique dans un contexte socioculturel :

Le Nüshu a existé dans un contexte socio-culturel spécifique. : à Jiangyong, on se trouvait dans un environnement rural, en autosuffisance, avec une influence de la minorité Yao, notamment avec une certaine liberté des femmes qui dépassait ce cadre puisque ce sont des traditions qui concernent plusieurs minorités ethniques du sud-ouest de la Chine. A Jiangyong, les femmes avaient un étage réservé dans la maison où elles pratiquaient le Nügong, c’est-à-dire un artisanat autour des travaux d’aiguilles. Elles se réunissaient pour tisser, broder, chanter des chansons traditionnelles, et écrire le nüshu. Elles n’apprenaient pas l’écriture officielle des sinogrammes qui était réservée aux hommes, mais les jeunes filles qui le désiraient apprenaient à écrire le nüshu, auprès des ainées de leur propre famille ou auprès d’autres femmes. Elles l’apprenaient au moyen des chants, qu’elles commençaient par recopier, puis quand elles savaient écrire les chants, elles commençaient à écrire leurs propres textes. Elles brodaient aussi des caractères nüshu sur des mouchoirs, sur des vêtements, elles l’écrivaient sur des éventails en papier. 

L’écriture Nüshu n’avait pas un caractère secret, mais elle était considérée comme subalterne, elle était réservée à un usage privé, exclusivement féminin, mais il y avait aussi des usages publics, par exemple au temple, ou lors de compétitions lors des fêtes traditionnelles, ou lors de la lecture publique à l’occasion des mariages.

 Le Nüshu avait un rôle social et constituait le ciment de la communauté des femmes. Il y avait deux coutumes qui ont servi de bases au développement du nüshu, s’articulant autour des deux moments de la vie des femmes :

Quand elles sont jeunes,  elles pratiquent la coutume des sœurs jurées, qui est en quelque sorte le terreau de l’écriture nüshu : deux jeunes filles peuvent se prêter serment, avec l’accord des familles, cela donne lieu à des échanges de lettres, de cadeaux, les sœurs jurées s’apprennent le nüshu entre elles, et pratiquent le nügong ensemble. Certains cercles pouvaient compter jusqu’à 6 ou 7 sœurs jurées. Ce lien était très fort, elles s’écrivaient des lettres assez passionnées, et ces amitiés adolescentes pouvaient aller parfois jusqu’à l’homosexualité.

Lorsqu’elles se mariaient, donc c’étaient des mariages arrangés, elles suivaient la coutume du buluofujia (on ne s’installe pas dans la famille du mari): c’est-à-dire qu’elles revenaient chez elles le troisième jour après le mariage, elles retournaient dans la famille du mari pour les fêtes, et ne s’y installaient définitivement qu’avec la naissance du premier enfant.

Leur retour donnait lieu à la remise d’un Sanzhaoshu ou Livret du troisième jour, où les autres femmes avaient inscrits leurs voeux de mariage, leurs conseils, mais aussi la douleur d’être séparées. Souvent, on commentait les textes, on évaluait leur valeur littéraire. On accordait à ces Sanzhaoshu une grande valeur, les femmes y conservaient leurs schémas de broderies, le complétaient et elles se faisaient enterrer avec.

Le mariage représentait un bouleversement dans leurs vies, elles partaient souvent dans des villages éloignés, et leur vie devenait souvent très difficile, elles devaient parfois faire face au veuvage, à la mort d’un enfant. Elles écrivaient à leurs sœurs jurées pour raconter leurs difficultés, leur souffrance et à ce titre, leurs lettres gardent la trace de la petite histoire, et apporte un éclairage sur la vie quotidienne des femmes de cette époque, sur leur propre vision de la société et de la place qu’elles y occupaient.

La redécouverte de l’écriture nüshu :

Le déclin : Le Nüshu a été très populaire à l’époque des Qing (jusqu’à 1911) dans la région de Jiangyong, avec jusqu’à 70 % des femmes qui écrivaient le nüshu, et dans quelques autres villages (Guangxi), avec lesquels ils entretenaient des liens matrimoniaux. Avec l’accès des femmes à l’écriture chinoise au 20e siècle, son usage avait commencé à décliner. Après 1949, l’écriture nüshu a été considérée par le pouvoir communiste comme une écriture subversive, une écriture de sorcières, puis elle a été taxée de ‘vieillerie’ pendant la révolution culturelle et à ce titre, éliminée. Elle était donc en état de disparition.

Elle a été tirée de l’oubli après l’ouverture politique des années 80 par des linguistes et des ethnologues chinois et étrangers. On l’a répertoriée, analysée et des mesures de sauvegarde ont été entreprises : je citerai notamment la création en 2002 d’un « Village de la culture nüshu » à Jiangyong, avec un musée, un atelier de Nügong, des salles d’exposition, des démonstrations de chants et des classes d’enseignement du nüshu.

Les origines :

Une grande question de la recherche a porté sur l’origine de l’écriture. Il y avait jusqu’en septembre-octobre 2005, plusieurs thèses différentes sur cette origine. On a dit qu’elle datait des Qing, ou des Ming, qu’elle était inspirée des Jiaguwen, (les inscriptions oraculaires de l’époque Shang – 1600 av.J.C.), qu’elle venait d’une ancienne écriture antique. La thèse la plus répandue, dans un contexte de domination de l’écriture officielle chinoise, était l’imitation des sinogrammes : privées d’écriture, les femmes auraient imité les caractères chinois en les empruntant pour leur valeur phonétique pour transcrire leur dialecte : en les déformant par le biais de l’outil, c’est-à-dire la broderie, et en les transformant par ajout ou soustraction de traits et points. L’écriture comporte de nombreux caractères homophones et c’est le contexte qui donne le sens. Les femmes évitent la répétition des mêmes caractères, ce qui donne de la valeur au texte.

Une écriture parmi d’autres, marquée du signe de l’altérité :

Si l’écriture nüshu a été classée comme « particulière », c’est parce qu’elle a été comparée avec l’écriture officielle chinoise, instrument du pouvoir politique (depuis l’unification de l’Empire par dynastie des Qin (221-206 ap JC), mais aussi objet de mythes (représentations), selon lesquels on a accordé plus de ’valeur’ au visuel qu’au phonétique. On a parlé du chinois comme d’une écriture idéographique, impénétrable, donnant un accès direct au sens, trop difficile à apprendre. Pourtant l’écriture nüshu semble avoir suivi les mêmes processus d’appropriation, d’adaptation à une autre langue, que d’autres écritures avaient suivis avant elles (celle de Sumer, Egypte, Chine) qui sont passées des pictogrammes vers les idéophonogrammes,  par démonétisation du sens et emprunts phonétiques. Elle illustre donc la question de la représentation des écritures, leur classement dans un ordre hiérarchique autour d’un alphabétocentrisme occidental, mais elle éclaire aussi certaines questions de la grammatologie comme l’évolution des écritures et le nœud de la phonétisation.

Elle est particulière, par contre, car elle est une écriture de femmes, donc elle n’est pas une écriture d’hommes, elle n’est pas une écriture de pouvoir. Elle est, dans un contexte où domine l’écrit, une écriture qui privilégie la voix plus que le visuel, que ce soit la culture orale (quand elle note les chants), la littérature orale (quand elle note les légendes ou les récits de vie) ou la voix des femmes (quand elle note leur histoire quotidienne et qu’elle se fait écriture confidentielle).

La découverte de septembre 2005 : 

A l’heure où je concluais cette première phase d’étude de l’écriture et de la culture nushu (en septembre 2005), une nouvelle découverte était venue remettre en cause les hypothèses sur l’origine du nüshu. On venait de découvrir à 150 km au nord de Jiangyong, sur une ancienne voie militaire allant de la capitale au Guangxi, une stèle gravée portant des caractères nüshu, sur un pont datant des Song (à partir de 960), ce qui pouvait vouloir dire que le nüshu avait été alors une écriture publique, gravée par des hommes. Donc qu’elle pourrait rentrer dans le ‘cadre’ des écritures « masculines ». On a assisté dès cette annonce à la remise en cause du caractère féminin de l’écriture nüshu dans la presse.

L’écriture nushu pourrait donc venir d’une ancienne écriture antique, interdite et étouffée par les gouvernants, qui aurait persisté à l’abri des appartements des femmes. Cette thèse n’est d’ailleurs pas contradictoire avec le fait que les femmes aient imité les caractères chinois à partir de l’époque Ming ou Qing pour noter leurs balades.

La sauvegarde :

Les efforts de sauvegarde de l’écriture ont porté leurs fruits, elle est maintenant préservée, et transmise. Certaines femmes la font même évoluer, c’est le cas de He Jinghua pour son style et ses Sanzhaoshu, c’est le cas de Wang Chengxi avec ses cahiers de calligraphie nüshu.

Par contre, la culture féminine dont elle était le vecteur est en voie de disparition, à cause de la nouvelle organisation sociale, des rapports entre les sexes qui ont changé. Les observateurs annonçaient la « mort » du nüshu avec la disparition de Yang Huanyi en septembre 2004. Cette part essentielle du nüshu me semble plus difficile à préserver, à moins de faire revivre les cercles des sœurs jurées disparus. Les efforts du gouvernement de Jiangyong essaient de maintenir la culture nushu au travers de diverses manifestations comme faire revivre les compétitions, les fêtes traditionnelles.

L’avenir d’une sociographie :

Dans cette perspective d’avenir, la valeur marchande que représente aujourd’hui le nüshu est ambivalente, on le voit avec la création d’un village privé de la culture nüshu qui avait ouvert en 2003 à Yichang au Hubei : le développement du tourisme comporte d’une part un risque de folklorisation, mais d’un autre côté, il assure une diffusion élargie et des revenus financiers au nüshu. Donc, il est intéressant de regarder comment les choses ont et vont continuer à évoluer, ce qu’on va privilégier dans les différents aspects du nüshu, et dans le futur dans quelle mesure les jeunes femmes vont s’approprier le patrimoine graphoculturel que leur ont transmis les brodeuses de Jiangyong, comment elles pourront le transformer puis l’utiliser dans le monde moderne et sa globalisation.


Mémoire de 100 pages, avec illustrations et références.
à nouveau consultable à partir de mai 2024 à la bibliothèque de l’Inalco (Institut des Langues et Civilisations Orientales), BULAC, Paris 13e

Toute utilisation des textes est soumise à l’autorisation de l’auteur. Me contacter : martinesaussure@yahoo.fr Auteur : Martine SAUSSURE-YOUNG,  7 rue du Soleil Levant 94250 GENTILLY