Ecrire entre femmes

Nüshu, prendre le pouvoir de l’écriture

L’étude du nüshu permet de découvrir les rapports de pouvoir qui existaient dans la société de Jiangyong ces deux cents dernières années, et permet d’aborder les enjeux que représente l’écriture dans un groupe social. Les sinogrammes, écriture du pouvoir, réservée aux hommes, étaient appelés par les femmes le Nanshu 男书 (écriture des hommes). Le Nüshu女书, écriture des femmes, constituait un espace de liberté de la parole des femmes et d’expression de leurs sentiments, espace qu’elles ont pu conserver sans éveiller l’intérêt, car sans rivalité, sans enjeu de pouvoir, dans un contexte ethnologique fortement marqué par des traditions Yao où les femmes bénéficiaient d’une plus grande autonomie.

L’appropriation d’une écriture réservée aux hommes

Le statut de femmes ne donnant pas accès à l’écriture du pouvoir, les filles restaient illettrées, elles n’apprenaient pas les caractères chinois, la popularité du nüshu peut être considéré comme l’appropriation réussie par le groupe des femmes d’une écriture en dehors des hommes. La culture des femmes n’apparaît pas non plus dans les textes ni dans l’histoire officiels confucéens. Elle constitue un autre versant de l’histoire, vécue au jour le jour.

Les récits de vie et l’expression des sentiments

Les lettres entre sœurs jurées gardent la mémoire de l’histoire vécue au jour le jour par les femmes de Jiangyong et relatent les événements, petits ou grands, qui marquent leur destinée. Gardant la trace des sentiments qui les animent, ces corpus construisent une image de la réalité sociale de leur condition féminine, des relations sociales entre les deux sexes, des pouvoirs en jeu et des hiérarchies auxquelles elles étaient soumises. Les différents discours tournent autour de la mélancolie, les hésitations devant le mariage, souvent le regret de se marier, on trouve par exemple le chant d’une fille qui supplie sa mère de ne pas la marier. Leurs écrits, dans les lettres entre sœurs jurées, permettent de raconter les expériences difficiles vécues dans le mariage, le deuil d’un enfant, le veuvage. Se dessine là l’histoire la triste destinée des femmes qui n’est par évoquée par l’histoire officielle.  Nous donnons ci-dessous quelques exemples de « lamentations » :

 » Mes belles soeurs me méprisent / De manger j’ai seulement un peu de crusca (farine noire ) / avec de l’eau pour me faire une soupe / On m’oblige à faire tout le travail domestique / Mais mon estomac est vide  » .

 » Mon mari fait des paris / M’oublie pour aller aux maisons de jeu / J’en ai assez de souffrir / Quand il me frappe et je ne peux pas m’enfuir / J’ai essayé de me pendre / mais les oncles m’ont ramenée à la vie ».

 » Sœurs décédées, écoutez ma prière. Cette pauvre fille vous écrit dans la langue des /femmes, Âmes sœurs / Aillez pitié de moi / Je voudrais vous suivre là où vous êtes, si seulement vous m’acceptez  / Je veux vous suivre jusqu’aux sources jaunes de l’au-delà / De ce monde rien ne m’attire / Je vous en supplie transformez-moi en homme. / Je ne veux plus avoir le nom de femme. »

Ce texte illustre l’aspect de témoignage psychologique des textes, qui tente d’exorciser dans un style dramatique la domination dans laquelle les femmes devaient vivre une fois mariées. Le statut d’homme dans leur société leur semble ici bien plus enviable que celui de donner la vie, au point d’en appeler à une mort préférable.

Roland Barthes écrivait : « On écrit avec son désir et je n’en finis pas de désirer. » L’écriture des femmes, permet de découvrir leur vie quotidienne que ne relatent pas les annales historiques écrites par les hommes, mais permet aussi d’entrer dans l’intimité de leurs désirs, de tirer de l’oubli ce qui faisait leur vie. Détournant l’écriture officielle de ceux qui détenaient le pouvoir, ou faisant perdurer une écriture bien plus ancienne dans un cercle restreint et plus secret comme le suggère certaines théroies, elles ont noté à travers les sons qu’elles connaissaient au travers de leurs chants, les mots de leurs cœurs. Leurs histoires, représentatives du lot commun des femmes, devenaient parfois elles-mêmes populaires.

Zhu Yunti, 53 ans en 95, raconte (1): « Quelques personnes disent que les femmes qui écrivent le nüshu sont des sorcières et je crois qu’elles disent cela parce que celles qui écrivent ont eu des vies tristes, mais elles ne comprennent pas qu’écrire nous aide à ne pas sentir comme notre vie a été triste. »

Au carrefour de la littérature orale et écrite

Les corpus en nüshu constituent un ensemble de textes au carrefour de la littérature orale et écrite. Les écrits des femmes lettrées de Jiangyong étaient rédigés dans des sentences poétiques, comme des poèmes, dans le style des chansons qui constituaient la trame de leurs réunions de Nügong. Elles se rencontraient pour chanter et broder ensemble, en lisant des éventails décorés de poèmes en nüshu et en chantant des histoires venant du répertoire nüshu qui incluait des histoires traditionnelles. Ainsi les femmes de Shangjiangxu connaissaient plusieurs chansons écrites aussi sur papier.  Certaines de ses histoires sont devenues des contes populaires, comme « Zhu Ying Tai祝英台 » et «  Zhangshi Nu張氏女 » inspirés de contes célèbres. Le nüshu est d’abord le fruit d’une tradition et d’une transmission orales, relayées par l’écrit.

La valeur littéraire des textes

Il existait une grande admiration pour la valeur littéraire des textes. Une femme qui écrivait bien devenait populaire. Telle Lu liangse, une des soeurs jurées de Hu Xianchi, née à Kujiacun. A l’intérieur de cette admiration pour la capacité d’écriture et de narration, elles « savent comment manier les mots » , si le culte de l’écrit peut être mis en parallèle avec celui de la société chinoise toute entière, en revanche celui de l’oral semble venir en contrepoint et constitue une spécificité féminine.

Un lien de solidarité et d’identité féminine

Le nüshu avait une valeur de catharsis, de soupape psychologique, mais si l’on n’écrivait pas soi-même, on pouvait demander à d’autres d’écrire pour soi, et cela tenait un rôle de lien social et d’entraide.  Ecrire à leurs soeurs jurées assure une présence, ainsi qu’un rôle de soutien et de joie.

Le ciment de l’identité féminine :

Au travers de la reconnaissance de ses talents d’écriture ou de narration, le nüshu participe aussi au développement d’une identité féminine au sens large : il s’agit d’un développement indépendant de la société des hommes, avec une évaluation indépendante des critères masculins. Il s’agit aussi de la vision des femmes de la société où elles vivent et de leur appréciation de la place qu’on leur y accorde dans une communauté rurale, de la façon dont elles interprétaient le mariage et la maternité. C’était aussi un échange d’expériences réciproques et un témoignage de la perception d’elles-mêmes. Les liens d’amitié entre les femmes étaient importants pour la détermination de leur identité.


[1] Ilaria Maria Sala, 1995, p.53-60.

La plupart des recherches insiste sur le fait que les femmes ne participaient pas aux travaux des champs, sauf les plus pauvres qui ne pouvaient pas se consacrer uniquement aux tâches ménagères.